.......................................................................................................................................................................................... Photo S.C.
Tartares, Ouzbeks, Nénètses / tout le peuple ukrainien, / et même les Allemands de la Volga / attendent les traducteurs.
Et peut-être, en ce moment, / un Japonais / me traduit en turc / et atteint mon âme.

Ossip Mandelstam


dimanche 28 septembre 2014

Silvina Ocampo (1903 – 1994, Argentine)



Les visages

Les visages des hommes rencontrés dans ma vie
me poursuivent et vivent à l’intérieur de mon esprit.
Les visages des hommes rencontrés dans ma vie
me regardent et m’accablent.
Je pourrais les dessiner mais je n’ose pas.
Certains ont un corps et dans les mains
des bagues et des colliers, des fleurs de velours,
certains sont demeures, ou jardins, ou fleuves,
certains sont un voyage, une plage, un désert.
Certains sont de marbre, certains sont phéniciens,
certains sont romains, grecs et pernicieux
aux traits qui s’effacent.
Certains ont de la peine, beaucoup de peine,
et de longues chevelures qui pleurent au vent.
Certains sont horribles, ils me préviennent presque toujours
qu’un danger me guette.
Certains ont des heures marquées dans les yeux
et sont comme des clepsydres,
ils me réveillent la nuit.
Certains m’ont aimée
et ils ont remué les lèvres pour dire mon nom.
Certains n’ont jamais compris ce que je leur ai dit
ni su pourquoi je les ai longtemps regardés.
Certains sont anonymes,
ils apportent des fruits et des plats, des mains de terre cuite,
comme les saisons.
Certains se mettent à genoux, cherchent quelque chose dans la terre.
Certains comme des oiseaux étirent sans cesse le cou.
Certains se sont penchés
pour écrire leurs noms sur mon cœur
sans que je le remarque.
Certains furent miens, certains se sont éloignés
et ont perdu leur sexe, leur vertu et leur candeur,
ils furent comme l’image
de l’enfer dans le monde
que nous essayons en vain d’oublier.
Certains furent des divinités
que je n’oublierai jamais.


Las caras


Las caras de los hombres que en mi vida he encontrado
me persiguen y viven adentro de mi espíritu.
Las caras de los hombres que he encontrado en mi vida
me miran y me abruman.
Podría dibujarlas pero nunca me atrevo.
Algunas tienen cuerpos y llevan en las manos
anillos y collares, flores de terciopelo,
algunas son mansiones, son jardines, son ríos,
algunas son un viaje, una playa, un desierto.
Algunas son de mármol, algunas son fenicias,
algunas son romanas, griegas y perniciosas
con los rasgos borrados.
Algunas tienen penas, muchas penas algunas,
y largas cabelleras que lloran en el viento.
Algunas son horribles, casi siempre me advierten
que un peligro me acecha.
Algunas tienen horas marcadas en los ojos
y son como clepsidras,
me despiertan de noche.
Algunas me quisieron
y movieron los labios para decir mi nombre.
Algunas no entendieron nunca lo que les dije
ni supieron por qué las miré largamente.
Algunas son anónimas
llevan frutas y fuentes, manos de terracota,
como las estaciones.
Algunas se arrodillan, buscan algo en la tierra.
Algunas como pájaros siempre estiran el cuello.
Algunas se inclinaron
y escribieron sus nombres sobre mi corazón
sin que yo lo advirtiera.
Algunas fueron mías, algunas se alejaron
y perdieron su sexo, su virtud y su candor;
fueron como la imagen
del infierno en el mundo
que tratamos, en vano, de olvidar.
Algunas fueron deidades
que no olvidaré nunca.