.......................................................................................................................................................................................... Photo S.C.
Tartares, Ouzbeks, Nénètses / tout le peuple ukrainien, / et même les Allemands de la Volga / attendent les traducteurs.
Et peut-être, en ce moment, / un Japonais / me traduit en turc / et atteint mon âme.

Ossip Mandelstam


lundi 20 août 2012

Fernando Rendón (1951 - Colombie)





Mémoire

Et il n’y aura plus moi mais nous

De moi on pourra dire que je fus un alisier aux racines découvertes, jetant des graines dans les eaux de l’Erídano qui coule dans le ciel, au début d’une année où s’achevaient un siècle et un millénaire.

Arbre qui s’est enraciné dans le vent et dans la terre, s’est déplacé de la forêt au lac, appartenant à la fête sauvage de tous les éléments.


De moi on pourra dire arbre qui maudit ses bourreaux. Arbre qui a souffert d’écouter grandir la plage de l’abandon chez ses semblables, le ravage de la jouissance, l’érosion de l’espoir chez mes frères, le chant d’obscurs oiseaux de l’âge de pierre, le tremblement de sève pour le futur de bourgeons verts comme l’œil humain n’en a encore jamais vu.

De moi on pourra dire alisier qui a vécu l’ère où l’homme mutilait le rêve, mettait une camisole de force aux sens, décrétait que les ailes de la forêt sont chose irréelle.

De moi on pourra dire alisier qui protégeait les voyageurs d’eux-mêmes, avec des racines dans la lumière.








Memoria

Y no habrá más mío sino nuestro

De mí podrá decirse que fui aliso con las raíces descubiertas, escupiendo semillas a las aguas del río Erídano que navega en el cielo, al comenzar un año, cuando terminaban un siglo y un milenio.

Árbol que arraigó en el viento y en la tierra, se desplazó entre el bosque hacia el lago y perteneció a la fiesta salvaje de todos los elementos.


De mí podrá decirse árbol que maldijo a sus verdugos. Y árbol que padeció escuchando crecer la plaga del abandono en semejantes de todas las edades, la tala del goce, la erosión de la esperanza en mis hermanos, el canto de obscuros pájaros de la edad de piedra, el temblor de savia por el futuro de brotes tan verdes como el ojo humano aún no ha visto.


De mí podrá decirse aliso que vivió en la era en que el humano mutilaba el sueño, ponía camisa de fuerza a los sentidos, decretaba que las alas de la selva son un asunto irreal.


De mi podrá decirse aliso que resguardaba a los viajeros de si mismos, con raíces en la luz.







La question radiante

Poursuivi, le champignon est resté caché. Il a disparu du jardin. Toi, tu le cherches et il n’est pas là. Quand tu passes à côté, tu ne le vois pas. Dans la prairie inondée par la pluie il n’y est pas. Dans la forêt de chants hermétiques il n’y est pas. Quand tu ne le cherches pas il apparaît. Alors, si tu en as besoin et que tu ne le trouves pas, il t’appelle parmi les herbes.



Tu prends le champignon. Doré et argenté. Le chapeau sacré. Radié et radiant. Chair solaire. Tu le touches. Tu le sens. Tu le mâches. Le champignon amer. Qui a la saveur de la terre. Qui sent la terre. Le champignon-terre qui naît de la foudre. Le champignon-foudre. Le champignon qui apparaît et disparaît comme l’homme et le monde. Tu manges la terre (entière) contenue dans le champignon. Tu manges ce qui est au-dessus de la terre et tu manges l’inframonde. Tu manges le ciel et l’enfer qui sont la chair du champignon. Tu manges la moitié de la purification. Mais tu ne sais pas ce que tu manges. Tu ne sais pas ce que tu bois. Comme l’incertain tu attends, sans savoir ce qui viendra. Tu prends le champignon. Tu le regardes. Le touches. Le sens. Le mords. Tu mâches le champignon amer qui connaît la terre, qui sent la terre, tu mâches la terre, le champignon-terre qui naît de la foudre, tu mâches la foudre.



Tu bois le champignon, tu l’inhales, tu le gobes, tu le rends essence de toi, jus de toi, chair de toi, sang de toi, tu en fais ton rêve et ton existence, lentement. Et le champignon te boit, t’inhale, te gobe, te rend son essence, son jus, sa chair, son sang, son existence. Le champignon est-il un animal ? Un messager ? Un être poussant d’un monde secret et parallèle qui circule en toi ?



Le déplacement de la terre s’initie à nouveau. Tout se meut, est. Tu n’es pas préparé. Tout te tourne et te berce comme si tu étais un bébé. Le danger te prodigue ses soins. La prudence avare te fustige. Tu es secoué par la marée. Tu as des nausées. Tes forces fuient à toute vitesse de ton corps. Tout soudain devient toxique. Le monde est toxique. L’air et le sang, toxiques. Le sang entraîne des pierres dans sa chute. Nos pensées sont toxiques. La grande architecture de ta connaissance sur la réalité, jalousement édifiée, se renverse avec fracas. Tu ne sais rien. Tu ne peux rien éviter. L’inframonde te boit, t’inhale, te gobe, te rends son essence, son jus, son sang, dans un rêve. La mort te mâche. Le royaume des ombres te digère. Tu es sa substance hallucinogène. Tu es attaché au poteau de ta fin. Tu dois lutter. Mais tu dois mourir jusqu’à te vider de la mort.


Tu sais combien pèse un mort ? Pour mourir la parole s’oublie, meurent en premier les mots. Soudain tu en sais beaucoup sur la pesanteur. Tu pèses, comme un mort, comme un ravin, comme le monde. Ton corps est affalé, immobile, sous le ciel grave, aplati par une force de gravité anomale. La température baisse et monte sans contrôle. Le climat est interne. Nous devons mourir pour inhaler le matin du renaître, vider la vieille outre pour la remplir de vin nouveau. Se savoir pensée et non terre sans conscience. Expérimenter la certitude d’être des morts qui n’ont pas voulu apprendre à vivre, des morts sans parole, sans mots. Ou la perception d’être la terre qui meurt et vit sans pause. C’est l’esprit qui établit les limites.


Volontairement tu te dessèches, te vides du vin qui tue. Tu regardes l’envers de la vie et tu vois la mort dans ton corps sec, creux, d’où l’énergie déclenche une fuite prolongée.
Où vas-tu créature fugace ? Reste ici où gisent les courageux, pour voir ton corps creux, tes branches sèches, et maintenant que seul peut aimer le monde celui qui est sorti de lui-même, efforce-toi et bois le jus de l’immortalité dont ton corps sec a besoin. La force que tes propres pensées empêchent de fleurir.


Nous sommes un corps filé de lumière, que l’oubli et le mauvais amour défont. Les fils d’Ariane se perdent dans le labyrinthe. Mourir c’est abandonner les fils, ne pas renoncer à notre résistance séculaire à la vie, ne pas permettre que ses jus coulent en nous librement, ne pas choisir entre la mort et la vie qui nous comble, ne pas séparer en nous la vie de la mort, alors que les deux se disputent notre visage.


Quand nous mourons l’axe de l’univers cède. Le ciel se ferme sur nous comme une dalle. Les plantes se fanent. L’énergie s’en va de tes mains qui restent ouvertes comme des branches sèches. Tu es attaché aux poteaux de l’hallucination qui galopent vers les points cardinaux. L’énergie s’absente de ton corps, desséché comme un tronc abattu, comme l’argile du désert. La couleur du fruit se pourrit.



Il est impératif de revenir à soi, de se lier à nouveau à la mer de fils solaires. Tu fermes les yeux et tu te reposes. La force te reprend lentement. Une vague après l’autre comble ton corps. La force te lave de la mort. L’éternité commence à midi. L’horloge ne court pas. Tous les morts du monde meurent dans ton corps. Toutes les batailles se livrent dans ton corps. Toutes les résurrections réconfortent ton corps. La transmission de la vie est l’unique et véritable amour. L’éternité commence à midi. Le temps ne court pas. Un prêtre maya ou égyptien, un chaman sibérien ou le guerrier qui n’a pas encore foulé la terre du temps sont à ton côté. Ils soutiennent l’armature de ton rêve.
Tremblant par le séisme sacré, exténué ton corps, épuisée ton âme, tu revois dans la surface du fruit la couleur immortelle.


Nous traversons avec ou sans peur la mort pour regarder son envers. De l’autre côté de la mort : la vie. La mort est une absence de lieu traversée par la vie dans toutes les directions. Depuis l’autre côté de la vie, la mort est un chaman qui ne foule pas la terre du temps, sa présence est armure. Pour que ton corps ne s’évanouisse pas soutient ton rêve. Il est midi. Le temps ne court pas. Tu nais en dehors du temps. Quelqu’un en dehors du temps plonge à cette heure dans l’existence.


Le ciel te regarde, te prend, te palpe, te sent, te mord et te remord, tu es la pâture du ciel. L’englouti par le ciel. L’aimé des ombres riantes de la splendeur. Tu es l’aimé de l’herbe, le souriant, l’ombre de l’herbe et la splendeur. Le soleil grouille dans le corps. L’être se déplie depuis l’intérieur. Nous brûlons d’électricité. Le contour des êtres est plus fort. La terre nous reconnaît, nous sait à elle, ses très vieux amants, les fils qui reviennent à son ventre.


Un géant est en sentinelle, debout devant l’âge de la terre. Cette prairie sans rive n’est pas dans le temps, le temps ne court pas dans la prairie, cette forêt est anhistorique. Nous sommes dans ce lieu d’avant l’histoire. L’éternité chante la transformation sans limite. L’énergie tourbillonne dans les artères. Les ciels s’intensifient. Les jus de la terre bouillent et se multiplient, dans l’asservissante manifestation de la lumière. Voici la fête où nous célébrons le plus la vie. L’être fleuri par les champignons. L’être se déroule comme une feuille dont les nervures sont écriture du mystère. Voici le lieu où nous venons comprendre notre chemin en tant qu’humain. Les formes du feuillage murmurent et changent. La voix océanique du vent vient et va entre les feuilles des arbres. Le vent apporte les voix d’autres temps, mémoire du monde invisible. Il est encore midi. Le temps ne court pas. Celui qui parle est le champignon. Souviens-toi, âme.


Tu voyages aussi vers les ancêtres. Tu es leur assemblée. Eux te constituent. Ils se penchent de tous les côtés de ta tour. Ils attendent le dénouement de ta bataille. Leurs visages se révèlent, se révélant dans le tien. Tu es eux. Et la prolongation de leur traversée. Ceux qui viendront.


Depuis des temps anciens, d’innombrables fois nous avons regardé le ciel. Nous le voyons, de nouveau, pour la première fois. Nous sommes collés à lui, comme la terre à nous, par des ligaments de soleil. Les planètes sont entretissées comme les feuilles à l’arbre. Comme les oiseaux et les fleurs, la rosée nous gouverne, à travers des sens nouveaux. Des hirondelles dirigent l’été. Nous avons vu des tissages de chemins dans l’air : des courants-toboggans par où glissent les oiseaux d’une prophétie. Rêver tellement d’ouvrir les portes de la mer. Ici il y a eu un seuil. Les lames d’or de la porte sont chiffrées avec des caractères du printemps. Le ciel se ferme et s’ouvre. Des êtres vont et viennent parmi les mondes. Nos yeux ne sont pas préparés à les voir. Ils sont là, posés sur le vide, objets d’amour sacré, inévitable. Ils attendent pour nous.


Nous ne sommes pas seuls. Mais nous ne sommes pas à l’extérieur des autres. Eux ils n’habitent pas en dehors de nous. Tous nous sommes dedans. Dans le grand corps dont nous sommes la substance. L’homme est corps, la terre est corps, l’univers est corps, le visible et l’invisible un seul corps. Comme dedans est dehors. Hölderlin a écrit : « Le rythme est l’âme de l’esprit. Tout n’est que rythme : le destin de l’homme est un seul rythme céleste. »


Je me suis souvenu de cette prière grecque : « Entre dans mon esprit et dans ma pensée tout le temps de ma vie, puisque tu es moi et moi je suis toi ; garde ton nom dans mon cœur comme un enchantement ».


La pinède tremble dans l’ivresse du monde. Un ruisseau de soleil coule dans la forêt de racines entremêlées sur la terre noire. Un arbre immobile retourne à sa danse ailée, dans un équilibre extatique, en dehors du temps. Des papillons posés sur mon corps, comme sur un arbre immobile, demeurent, comme le ciel et la terre, en dehors du temps. L’unique vérité est la splendeur de toutes les choses.


À la tombée de la nuit un être aux ailes vigoureuses s’éloigne de la forêt. Contre la volonté qui souhaite la permanence dans le rêve, la mer ramène lentement la barque à la réalité âpre.
Lavés le sang et les sens, purifié le corps, vague après vague les voix et les limites nous reviennent. Le rêve s’éloigne, nous laissant seuls avec le monde.



De La question radiante / La cuestión radiante  Editions Le temps des cerises, 2008