BRIQUES ROUGES
I
Nous étions six mille femmes dans la queue
parfois je pensais qu’il y avait tant de douleur
que les briques finiraient par se rompre
une à une pour nous ouvrir un passage.
Je regardais la silhouette devant moi,
elle avait les cheveux détachés,
sans éclat, humides du petit matin.
La nuit commençait à peine pour beaucoup,
nous autres nous étions fatiguées.
Chaque fois, chaque dimanche une femme me précédait
et je me demandais parfois
si elle était de celles qui gardent espoir et prient
ou comme moi, de celles qui n’attendent que la fin,
ne plus revenir,
oublier de marcher au rythme des autres,
que la terre affamée s’ouvre
et avale tout ça, tout le monde.
Je ne voulais pas la mort,
juste la fin de la marche et de la tristesse.
II
Vingt mois j’ai passé à faire la queue aux portes de la
prison de Bellavista,
ici chaque année est une année de terreur et celles-ci
étaient les pires.
Des mères ayant mis au monde des fils innocents
regardaient avec mépris les plis de ma jupe,
depuis des bus qui levaient de la poussière rouge.
Jamais personne ne m’a parlé,
peut-être que l’autre était la mère du fils assassiné par
mon homme,
on connaissait toutes leurs crimes et on se taisait.
En ce temps-là j’étais comme elles,
on partageait une culpabilité qui n’était pas la nôtre,
au milieu du silence assourdissant de l’aube.
III
Je me souviens que c’était dimanche
je me souviens que tu n’arrivais pas,
que le soleil brillait et dans le ciel il n’y avait pas
un seul nuage de mauvaise augure.
J’ai appelé ta mère, entre les larmes elle m’a dit où
tu étais.
Un gardien m’a envoyé ton mot :
« maintenant tu es libre de moi », as-tu écrit.
À cet instant une chaîne invisible m’a
attachée à ta tragédie, à ton crime, à ta folie.
Mes pieds comme des racines se sont enfoncés
dans la terre aride,
de mes branches aucune fleur n’a poussé.
Sont morts les enfants, les jours, la mère.
Un jour où les feuilles tombaient de mon corps,
j’ai ouvert les yeux,
le soleil comme cet autre jour brillait,
pas un seul nuage de mauvais augure dans le ciel,
un oiseau rouge est passé devant mes yeux,
le vent immobile a murmuré à mes oreilles d’invisibles
chansons,
j’ai tout compris,
une douleur a traversé mon dos
et je me suis éloignée de toi.
IV
Je suis revenue,
depuis ma fenêtre j’observe les plis des jupes,
les regarder en face c’est péché,
les questions se découvrent avec les yeux.
Je compte…
aujourd’hui aussi elles sont six mille,
quelqu’un a pris ma place,
mais pas la douleur,
je ne porte plus de chagrins dans mon sac,
je ne partage plus de crimes qui ne sont pas les miens,
les briques rouges sont tombées pour moi.
Je ferme les yeux et je compte jusqu’à dix
jusqu’à vingt,
jusqu’à trente et elles n’existent plus.
Je démarre la voiture,
le vent du matin s’emmêle dans mes cheveux,
et tout reste derrière.
LADRILLOS ROJOS
I
Éramos seis mil mujeres en la cola.
A veces pensaba que era tanto el dolor
que los ladrillos empezarían a romperse
uno a uno para darnos paso.
Yo miraba la figura que me antecedía,
llevaba ella el cabello suelto,
sin brillo, húmedo por la madrugada.
Apenas empezaba la noche para muchos,
nosotras ya estábamos cansadas.
Cada vez, cada domingo una mujer me antecedía
y cada tanto yo me preguntaba
si ella era de las que tenía esperanza y rezaba
o como yo, de las que solo esperaba el fin,
regresar nunca,
olvidar caminar al compás de las otras,
que la tierra en un momento de hambre se abriera
y se tragara todo aquello, con todos.
Yo no quería la muerte,
sólo el fin de la marcha y la tristeza.
II
Veinte meses pasé haciendo cola a las puertas de la
cárcel Bellavista,
aquí todos los años son años del terror y esos eran
los peores.
Madres que parieron hijos inocentes
miraban con desprecio el vuelo de mi falda,
desde buses que levantaban polvo rojo.
Nunca nadie me habló,
tal vez la otra era la madre del hijo asesinado por
mi hombre,
todas sabíamos de sus crímenes y callábamos.
En ese entonces yo era igual que todas ellas,
compartíamos una culpa ajena,
en medio del silencio atronador de la madrugada.
III
Recuerdo que era domingo,
recuerdo que no llegaste,
que el sol brillaba y en el cielo no había una sola
nube agorera.
Llamé a tu madre, entre lágrimas me dijo dónde
estabas.
Un guardián me envió tu nota:
“Ahora sí eres libre de mí”, escribiste.
En ese instante una cadena invisible me
amarró a tu tragedia, a tu crimen, a tu locura.
Mis pies como raíces penetraron la tierra árida,
de mis ramas nunca brotaron flores.
Se murieron los hijos, los días, la madre.
Un día en que caían las hojas de mi cuerpo,
abrí los ojos,
el sol como aquel día brillaba,
no había una sola nube agorera en el cielo,
un pájaro rojo cruzó ante mis ojos,
el viento inmóvil susurró a mi oído invisibles
canciones,
lo comprendí todo,
un dolor atravesó mi espalda
y me alejé de ti.
IV
He vuelto,
desde mi ventana observo el vuelo de las faldas,
mirarlas a la cara es pecado,
las preguntas se descubren con los ojos.
Cuento…
también hoy son seis mil,
alguien más ha tomado mi lugar,
pero no el dolor,
ya no llevo penas en la bolsa,
no comparto crímenes ajenos,
los ladrillos rojos han caído para mí.
Cierro los ojos y cuento hasta diez,
hasta veinte,
hasta treinta y ya no existen.
Acelero el automóvil,
el viento de la mañana se enreda en mi cabello,
y todo queda atrás.